Le système concentrationnaire nazi
2.5. Le processus concentrationnaire
D'emblée, le système concentrationnaire nazi est raciste, plus qu'il n'est esclavagiste. Ce caractère raciste fonde et justifie le système : "Il serait hautement instructif pour chacun de visiter une fois un tel KL. Quand vous l'avez vu, vous êtes convaincus que personne ne s'y trouve injustement... Il n'existe pas de démonstration plus vivante des lois raciales et de l'hérédité... Il s'y trouve des hydrocéphales, des loucheurs, des malformés, des demi juifs, une profusion de choses raciales de basse qualité..."
(Himmler, cours de politique nationale pour la Wehrmacht). La seule justice nazie consiste à mettre ces spécimens de « basse qualité » dans les camps. « En temps de paix, je formerai des bataillons et ils seront détachés seulement pour trois mois pour apprendre pendant ce temps la lutte contre la sub-humanité ; et ce ne sera pas un service de surveillance inconsistante, mais ce sera, si seulement les officiers agissent comme il faut, la meilleure instruction sur ce que sont la sub-humanité et l'infériorité raciale. »
(Himmler, devant la Leibstandarte Adolf Hitler, 7/9/40). Ce n'est pas un racisme bénin, une sorte de réflexe spontané de protection... Il s'agit, pour les S.S., d'une coupure radicale, non seulement dans les esprits, non seulement dans les dossiers administratifs, mais dans les faits, dans des pratiques soigneusement organisées et méthodiquement exécutées, visant à l'élimination de la « sous-humanité ».
Dans cette « sous-humanité », la race Juive tient une place à part : l'humanité pure « Aryenne » livre une lutte « métahistorique » à l'anti-race humaine, les Juifs. Les Juifs sont plus que des sous-hommes : ce sont une « anti-humanité », les sous-hommes étant le produit du métissage « monstrueux » entre les deux. Le camp est en lui même cette coupure mise en œuvre : « Dire que l'on se sentait alors contesté comme hommes, comme membres de l'espèce, peut apparaître comme un sentiment rétrospectif, une explication après coup. C'est cela cependant qui fut le plus immédiatement et constamment sensible et vécu, et c'est cela d'ailleurs, exactement cela, ce qui fut voulu par les autres. »
(Robert Antelme)
Pour le concentrationnaire, le monde du camp qui l'absorbe n'est un chaos sans queue ni tête. Mais ce chaos est rigoureusement organisé ; rien n'est laissé au hasard, tout y est réglé selon un ordre auquel les S.S. eux-mêmes se plient. C'est le sadisme d'une machine tatillonne et maniaque qui agit selon une volonté de réduire d'abord le détenu à l'état de bête pour le détruire ensuite. La machine produit des individus sadiques et dépravés, mais avant tout, « les chaînes de l'humanité torturée sont en papiers de ministères »
(F. Kafka). La destruction répond à quelque chose comme un plan agencé en étapes : C'est de la part des S.S. un jeu de « stimuli – réponses », loin de l'attitude sadique : la relation unissant S.S. au détenu n'est plus celle de deux êtres humains, mais celle de deux mécanismes agencés l'un à l'autre.
Le processus se met en place dès que l'individu est pris en charge par le « système », dès le transport vers le camp. Il est ensuite mené jusqu'à son terme inéluctable, avec ses phases (transport, choc de l'arrivée au camp, adaptation aux conditions de vie...) opérant une sorte de décapage progressif de la personnalité, régression vers « un stade archaïque infantile »
(Bruno Bettelheim). Le processus se déroule en stades immuables : réduire l'identité sociale (par le transport), puis réduire son moi propre, son identité, son intimité, l'amener à la désintégration de la personnalité et le réduire à l’état biologique, enfin le tuer. La mort n'est qu'achèvement logique du processus, elle n'est même plus une étape... « Ce sont eux les musulmans, les damnés, le nerf du camp : eux, la masse anonyme continuellement renouvelée et toujours identique, des « non hommes » en qui l'étincelle divine s'est éteinte et qui marchent et peinent en silence, trop vides déjà pour souffrir vraiment. On hésite à les appeler des vivants : on hésite à appeler mort une mort qu'ils ne craignent pas parce qu'ils sont trop épuisés pour la comprendre. »
(Primo Levi, « Si c'est un homme »).
Les détenus, classés et étiquetés (politique, droit commun, asocial, homosexuel, juif, tzigane, NN...) ne sont en fait que deux catégories : ceux qui peuvent se réclamer d'une raison personnelle (Politiques et droit commun) et ceux qui sont renvoyés sans médiation à l'arbitraire absolu : les premiers se coulent dans la hiérarchie des « prominents » imaginés par les S.S. pour imposer leur monstrueuse autogestion de l'enfer ; ils organisent la rareté des biens essentiels à la vie (nourriture, vêtements, eau, espace...) et confient la gestion de la pénurie à des détenus choisis par eux. Cette gestion est fort éloignée de la solidarité. Le détenu subit une véritable déréalisation : perte de la réalité de la vie antérieure et de la vie extérieure. Le temps devient « tueur » à tel point que la mort devient aussi irréelle.
Dans tous les camps, manifester une différence est une entreprise à haut risque qui souvent signifie la mort. De distinctions subsistent : les « castes », hiérarchie complexe des « proéminents », distinction « pur produit du camp » opérée par le système, sous contrôle absolu de la S.S., avec un but précis, une destruction progressive de la personne humaine, et la constitution parallèle d'une masse quasi indifférenciée, réduite à des comportements élémentaires de survie et soumise à la volonté absolue de ses « créateur » Les S.S. cherchent à donner corps au fantasme de leur Führer : isoler l'essence raciale en détruisant la nature intime de l'être : détruire le travail, détruire le temps, détruire le langage... Les nazis ont créé le camp, sorte de substitut à la parole et à la pensée. En tâtonnant entre le pôle de la destruction pure et immédiate (tendance Heydrich) et celui d'une utilisation plus « rationnelle » des détenus (tendance Pohl) Himmler cherche son chemin : celui d'un gigantesque laboratoire d'où doit surgir la théorie et la pratique de la sub-humanité confrontée à la sur-humanité. Les nazis, qui substituent les image à la pensée, ont donné à la clef de voûte de leur entreprise le nom qui lui convient : « Anus Mundi »
(Hauptscharführer Thilo 5/9/42)
Ainsi les créateurs du système concentrationnaire ont créé un monde de fiction, bâti sur une fantasmagorie. Mais la fiction est devenue pour des centaines de milliers d'êtres humains une réalité qui a duré, le désespoir absolu : « Nous gisions dans un monde de larves et de morts. La dernière trace de civilisation avait disparu en nous et hors-nous. L'oeuvre d'anéantissement entreprise par les Allemands triomphants avait été portée à son terme par les Allemands en déroute. »
(Primo Lévi)