Alsace, le temps du Reich : 1870-1918
0. Alsace, le temps du Reich : 1870-1918
La guerre de 1870
Le traité de Francfort
De la germanisation à la conciliation: 1873-1880
1880-1910: L’essor économique
1885-1911: le raidissement
La vie artistique et culturelle
1911-1914: vers la guerre
La Première Guerre Mondiale
6. La vie artistique et culturelle
6.1. Une vie culturelle riche
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Jean Jacques Waltz, « Hansi », qui fit les délices des enfants et des patriotes en fustigeant le Prussien par ses dessins |
Après l'annexion, la politique des autorités consiste à rétablir la culture germanique des Alsaciens et à les intégrer dans l'espace culturel allemand à travers une politique linguistique et scolaire. L'allemand devient la seule langue administrative, sauf dans quelques dizaines de communes francophones des vallées vosgiennes. Une politique de germanisation s'étend à divers secteurs de la vie courante : enseignes commerciales, toponymie et prénoms.
Le système scolaire est germanisé dans ses méthodes, son esprit et sa langue. L'enseignement primaire devient obligatoire dès 1871, c'est-à-dire dix ans plus tôt qu'en France, alors que la gratuité est proposée progressivement par les communes. L'enseignement secondaire, dispensé en allemand lui aussi, connaît un remarquable essor.
En 1872 est fondée une université impériale de haut niveau, installée dans un nouveau campus avec bâtiments neufs et fonctionnels et symbolisée par le Palais universitaire. Elle acquiert une grande notoriété scientifique et compte environ 2 000 étudiants en 1914. Elle devient une des toutes premières universités en Allemagne et bénéficie de nombreux maîtres de grande réputation, dont quelques-uns ont obtenu un prix Nobel. Mais le corps professoral, dans lequel les Alsaciens d'origine ne constituent qu'une petite minorité, demeure en marge de la société strasbourgeoise et de l'environnement régional.
La vie culturelle et artistique a connu deux décennies très calmes entre 1871 et 1890, en raison du départ de la majeure partie des élites en France. Le paysage littéraire est structuré par trois courants majeurs, chacun s'exprimant dans une langue spécifique, dont le choix est rarement neutre. Les publications en français restent en effet autorisées.
- Au début domine une littérature d'expression française, produite surtout à Paris par les optants, en particulier André Lichtenberger, poète et romancier, et Paul Acker, romancier. Les romans d'Erckmann-Chatrian, dont la publication se poursuit après 1870, animés d'un vif sentiment patriotique, voient leur impact renforcé. Édouard Schuré devient un défenseur passionné de l'Alsace française. Plusieurs écrivains français (Alphonse Daudet, René Bazin et Maurice Barrès) ont créé le « roman français de l'Alsace ». En Alsace le courant francophile est entretenu par la Revue alsacienne illustrée et Pierre Bucher, ainsi que par la satire et la caricature avec Henri Zislin et Hansi, auteur d'albums illustrés qui popularisent l'image naïve d'une Alsace tricolore et légendaire, inspirée par une germanophobie obsessionnelle.
- La littérature d'expression allemande n'a suscité qu'un seul nom d'envergure, Friedrich Lienhard (1865-1929), devenu le promoteur du mouvement « Heimatkunst. »
- Vers 1900 émerge une nouvelle génération soucieuse d'affirmer son alsacianité à la fois face à l'assimilation allemande et aux nostalgies du souvenir français. Elle suscite une importante littérature en alsacien, dans le domaine théâtral et en poésie avec les frères jumeaux Albert et Adolphe Matthis.
- En 1902 apparaît un groupe de contestataires lié aux grands mouvements littéraires de la modernité et opposé aux trois courants dominants. S'en détachent trois figures, qui ont publié en 1902 la revue « Der Stürmer », et qui font par la suite une brillante carrière littéraire : René Schickelé, Otto Flake et Ernst Stadler.
- Conrad Röntgen (1845-1923), prix de physique en 1901 (rayons X); En 1895, Conrad Röntgen réalise la première radiographie humaine au monde.
- Adolf von Bayer (1835-1917), prix de chimie en 1905 (synthèse de l'indigo);
- Paul Ehrlich (1854-1915), prix de médecine en 1908 (colorations vitales);
- Karl Ferdinand Braun (1850-1918) prix de physique avec l'Italien Guglielmo Marconi (télégraphie sans fil);
- Alfred Werner (1866-1919), prix de chimie en 1913 (chimie structurale minérale):
- Alphonse Laveran, prix de médecine en 1907 pour ses travaux sur le paludisme, est un ancien interne titulaire des hôpitaux de Strasbourg et un médecin militaire français, qui a quitté l'Alsace après 1870 et qui est devenu professeur à Paris.
- Albert Schweitzer, prix de la paix en 1952;
- Alfred Kastler, prix de physique en 1966;
- Jean-Marie Lehn, prix de chimie en 1987.
La presse a été brimée jusqu'en 1902 par le paragraphe dit « de la dictature », qui reprenait les termes de la loi française de 1849 sur « l'état de siège » et qui conférait au Statthalter le pouvoir de suspendre tout journal qui mettrait la sécurité en danger. Mais, après sa suppression, la presse a connu un développement extraordinaire.
En 1913, on compte 17 quotidiens et 26 hebdomadaires, dont au moins un dans chaque chef-lieu d'arrondissement (Kreis) avec un tirage de 249 400 exemplaires. Le niveau intellectuel est souvent élevé et l'ouverture sur les problèmes extérieurs remarquable.
Le besoin croissant de lecture entraîne un net développement des bibliothèques. À Strasbourg est fondée une bibliothèque universitaire et régionale, devenue, grâce à des directeurs dynamiques et des crédits substantiels, la première bibliothèque universitaire au monde en 1914. Une importante bibliothèque municipale est créée également à Strasbourg par Rodolphe Reuss. D'autres bibliothèques municipales se développent à Colmar, Sélestat et Haguenau. Dans les petites communes se multiplient les bibliothèques scolaires et paroissiales, tant protestantes que catholiques.
A Strasbourg le Théâtre municipal connaît à partir de 1890 un grand essor, ce qui lui permet d'offrir durant huit mois de 220 à 280 représentations, dont des pièces du répertoire français classique (Molière) et des représentations de Richard Wagner.
La musique est également bien représentée en Alsace. La période est marquée par l'influence grandissante de Richard Wagner, par la découverte de Jean-Sébastien Bach et par le succès des grands romantiques allemands.
A Strasbourg, la vie musicale est dominée par Franz Stockhausen, directeur du conservatoire et de l'orchestre municipal, qui fait connaître les grands noms des diverses écoles nationales et les musiciens français contemporains. Plusieurs choeurs sont créés, les uns profanes, les autres paroissiaux. Le choeur de St Guillaume, en particulier, fondé par Ernest Munch, est devenu une véritable institution. L'Union catholique Sainte Cécile voit le nombre de ses chorales dépasser les 400.
Les prix Nobel en Alsace
Sous le Reichsland, cinq savants qui ont étudié ou enseigné à l’université de Strasbourg ont obtenu le prix Nobel:
L'Alsace a obtenu de nouveau trois prix Nobel après 1950 :
6.2. L'essor de la vie associative
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L’envahisseur, caricature de Hansi, 1910-1911 |
Après 1880, l'Alsace connaît un essor extraordinaire des associations. L'impulsion en est donnée par l'abbé Cetty, curé à Saint-Joseph de Mulhouse, qui devient un modèle pour tout le diocèse. Les cercles comportent au plan récréatif des sections de sport, de musique, de chant et de théâtre. Les cercles d'hommes et de jeunes gens deviennent une remarquable structure de formation religieuse, professionnelle et politique des masses ouvrières catholiques. Ils organisent des fêtes et des soirées théâtrales très fréquentées et bénéficient de bibliothèques et de salles de lecture. Ils favorisent la cohésion communautaire tout en assouplissant la hiérarchie sociale.
De son côté, la social-démocratie crée des associations sportives, de musique et des coopératives. Enfin sont créées des associations neutres, tandis que dans les campagnes se multiplient les corps de sapeurs-pompiers et les ensembles de musique (harmonies et fanfares). C'est de cette époque que date cette intensité de la vie associative, qui demeure aujourd'hui une des spécificités régionales.
6.3. Une vie artistique foisonnante
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Les « Boches » : caricatures de Hansi |
L'essor urbain provoque une véritable fièvre architecturale destinée à imprégner le paysage urbain de la marque germanique, en particulier dans les nouveaux quartiers à Strasbourg, où l'on peut distinguer deux périodes :
- Avant 1900, les architectes s'inspirent des formes de la Renaissance italienne, puis du monumental germanique gothique et Renaissance pour les édifices publics édifiés autour de l'actuelle place de la République, ainsi que le Palais universitaire, l'église protestante Saint-Paul et l'hôtel des Postes.
- Après 1900, une nouvelle génération d'architectes se préoccupe davantage du respect du paysage urbain historique, et ce souci s'exprime notamment dans les Bains municipaux (1908) et l'église protestante de Koenigshoffen. Hors de Strasbourg, les principales réalisations sont des châteaux d'eau, des casernes, le musée de Haguenau et la restauration du Haut Koenigsbourg par Bodo Ebhardt.
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Strasbourg : le palais universitaire |
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Barth'>Bartholdi. Portrait “officiel”. Mairie de Colmar |
Avant 1890, les principaux artistes alsaciens travaillent à Paris. Jean-Jacques Henner (1829-1905) se spécialise dans le portrait et la nature morte, alors que Barth'>Bartholdi acquiert la notoriété mondiale avec deux oeuvres monumentales : La « Liberté éclairant le monde » à New York et « Le Lion de Belfort ».
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Jean Jacques Henner : autoportrait |
La création en 1890 d'une « École municipale des arts décoratifs » permet à Strasbourg de devenir pour deux décennies un centre artistique vivant, en particulier à travers le cercle Saint-Léonard : on peut citer le peintre et marqueteur Charles Spindler, Gustave Stoskopf, à la fois peintre, poète, conteur et auteur comique, et Lothar von Seebach. En 1913, on recense à Strasbourg 49 peintres d'art.
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Charles Spindler : autoportrait avec son fils |
Cette vitalité est propice aux musées. À Strasbourg, le musée des Beaux-Arts est reconstitué après sa destruction lors du siège de 1870. À Mulhouse, la Société industrielle acquiert de nombreux tableaux et crée des musées spécialisés, tandis que la société Schongauer poursuit l'enrichissement du musée Unterlinden à Colmar.
6.4. Les mutations religieuses
Le régime allemand maintient les structures religieuses en place, mais on voit apparaître un clivage national à l'intérieur de chaque confession. Chacune d'entre elles a tendance à s'appuyer sur la région pour mieux affirmer son identité, mais a perdu avec le départ des optants une partie de ses forces vives qu'elle ne retrouve que très partiellement avec l'arrivée de coreligionnaires allemands.
Le Kulturkampf (1872-1874) entraîne la fermeture temporaire des établissements scolaires catholiques et l'expulsion des jésuites en 1872. Durant plusieurs décennies, le clergé demeure attaché à la France et de nombreuses familles catholiques envoient leurs enfants en France pour qu'ils y acquièrent une formation et une culture françaises. Mais après 1890, avec la création d'une faculté de théologie catholique en 1902 et la politique anticléricale française de 1905, la jeune génération tend à se conformer au moule allemand, qui épargne à l'Alsace les lois françaises sur la séparation de l'Église et de l'État et une nouvelle confiscation des biens d'Église.
Les protestants connaissent un clivage complexe : les réformés, mus en partie par les industriels mulhousiens, et les libéraux, largement représentés par la bourgeoisie économique, demeurent résolument francophiles. Les deux figures emblématiques sont l'historien Rodolphe Reuss, qui quitte en 1896 l'Alsace pour éviter à ses fils le service militaire allemand, et Charles Gérold, pasteur à Saint-Nicolas et porte-parole de la cause française.
Face au régime allemand, l'intégration progresse indéniablement dans le corps social protestant, en particulier dans les paroisses rurales luthériennes et les milieux populaires, dont bien des membres s'élèvent socialement. Il est vrai que le régime favorise les protestants, surreprésentés parmi les fonctionnaires, les étudiants et les élèves de l'enseignement secondaire. Mais une attitude malthusienne entraîne une baisse de la natalité chez les protestants, qui voient leur poids démographique diminuer face aux catholiques dans les communes mixtes.
À l'inverse, le clergé catholique a le souci de créer une force politique pour résister à l'État à dominante protestante. Il crée le parti du Centre, solidement structuré, qui bénéficie d'une multitude d'associations fondées entre 1880 et 1914. Le clergé peut ainsi à la fois encadrer les fidèles et former des cadres politiques, syndicaux et associatifs. Il s'intéresse également aux caisses Raiffeisen dont il s'efforce de prendre le contrôle : en 1896, 55 prêtres président des conseils de surveillance, ce qui incite les protestants à fonder des caisses concurrentes, celles du « Revisionsverband ».
Sous l'influence de la sécularisation, le recrutement sacerdotal et pastoral tend à se tasser, à la différence des congrégations. En 1914, l'on recense 25 congrégations féminines et 12 masculines, 4 772 religieuses et 463 religieux. On note en outre un remarquable essor missionnaire, mais uniquement du côté catholique. Si la vitalité religieuse demeure forte en milieu catholique, notamment à travers les confréries, les pèlerinages et l'imagerie religieuse, en milieu protestant urbain en revanche les liens avec les paroisses tendent à se relâcher.
Face aux mutations sociales, les deux Églises s'ouvrent nettement aux questions sociales. Les protestants privilégient l'engagement caritatif : création d'hôpitaux, du collège du Bon Pasteur, lutte contre l'alcoolisme et la prostitution, réinsertion sociale. Du côté catholique, l'abbé Cetty initie le catholicisme social, favorable à une intervention législative de l'État pour protéger l'ouvrier dans son travail. Le clergé multiplie les initiatives et contribue au développement d'un puissant syndicalisme chrétien sous l'impulsion des abbés Haegy et Cetty.
La musique religieuse connaît un véritable apogée. Ernest Munch fonde le choeur de Saint Guillaume qui réhabilite les oeuvres de Bach, des cantates et surtout une Passion chaque Vendredi saint. Le jeune Albert Schweitzer s'impose comme un talentueux organiste de Bach. Les chorales d'église se multiplient grâce à Friedrich Spitta, qui publie un remarquable recueil de cantiques. Le mouvement de construction se poursuit avec l'édification de près de 150 églises catholiques, surtout en néo-roman et néo-gothique, et 72 églises protestantes, surtout en néo-gothique.
Mais les rapports confessionnels continuent à être vécus en termes de pouvoir. Les lueurs oecuméniques demeurent dans ce contexte encore rares et ponctuelles, bien que l'on voit apparaître, dans certaines communes mixtes, des cérémonies festives partagées.
La communauté judaïque a été sensiblement renouvelée. Plus du quart de ses membres ont quitté l'Alsace en 1872. Ils sont remplacés par des juifs allemands, composés surtout de négociants, membres de professions libérales et universitaires qui renforcent ainsi la bourgeoisie urbaine, alors que les communautés rurales se réduisent peu à peu.![]() | ![]() | ||
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