Nazisme : les opérations « T4 » et « 14F3 » (2ième guerre mondiale 1939-1945)
2. Prémisses : de l’eugénisme à l'euthanasie étatique : l’hygiène raciale
L’eugénisme (Eugenik) ou « hygiène raciale » (Rassenhygiene)
Une autre problématique : l'euthanasie
Eugénisme et euthanasie des nouveau-nés infirmes
La psychiatrie au service du projet hitlérien
L’engagement des psychiatres, biologistes et médecins au coté du pouvoir
L'euthanasie de plus de 150 000 patients allemands dans le cadre des opérations T4, l’Aktion Brandt et 14f13 a pu se dérouler sans difficultés sur le plan médical, grâce à la collaboration, à l'adhésion ou à la tolérance de la majorité des psychiatres et du corps médical allemand, sans lesquelles elle n'aurait pas été possible. Aucun psychiatre ni médecin n'a jamais été obligé de participer directement aux différentes actions d'euthanasie : il ne s'agissait pas d'un « ordre » (Befehl) mais d'une « autorisation » (Ermächtigung) avec dotation de « pleins pouvoirs » (Vollmacht). Mais nombreux sont les scientifiques qui se jettent sur les « matériaux humains » fournis par l'euthanasie : non seulement des cerveaux, mais aussi des victimes encore vivantes servant de matériel d’expérimentation avant d’être éliminées… A commencer par les «chercheurs » des deux plus prestigieux instituts allemands, l'Institut Kaiser-Wilhelm de Recherche sur le Cerveau de Berlin et l'Institut Allemand de Recherche Psychiatrique de Munich. Les cas de résistance de la part des médecins et psychiatres ont été extrêmement rares. T4 ne fut donc en aucun cas le fait de quelques SS sadiques, médecins illuminés ou « pseudo-scientifiques », illuminés, mais de l'ensemble de la profession psychiatrique, de psychiatres normaux, habituels et représentatifs de leur science.
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Le Kaiser-Wilhelm Institut de Berlin, fondé en 1912. Haut lieu de Science… mais pas toujours de Conscience |
Les psychiatres furent massivement impliqués et jouèrent un rôle considérable dans la « biocratie » du IIIè Reich et le bilan est effrayant, allant des 360 000 stérilisations de malades « héréditaires » (96% des stérilisés sont des patients psychiatriques) à l’« euthanasie sauvage » de psychotiques jugés « incurables » et handicapés mentaux, euthanasie laissée à la libre initiative des psychiatres ayant pleins pouvoirs, en passant par la castration des homosexuels, la déportation des « asociaux », l'extermination des criminels et des Tziganes… C’est le professeur Ernst Rüdin et ses collaborateurs de l'Institut Allemand de Recherche Psychiatrique (actuel Max-Planck Institut für Psychiatrie) qui légitiment scientifiquement la loi sur l’eugénisme (6 des 8 maladies entrant dans le cadre de cette loi relèvent du secteur psychiatrique) ; la presque totalité des professeurs de psychiatrie siège dans les « Tribunaux de santé héréditaire » statuant sur les stérilisations ; l'un des principaux artisans de la loi sur le mariage est le professeur de psychiatrie Weygandt ; la direction scientifique du « traitement » des homosexuels est confiée à un psychiatre, le docteur Rodenberg, par ailleurs expert de l’opération T4 ; le sort des « asociaux » et des criminels dépend des travaux et décisions communs entre les services de police et les psychiatres généticiens spécialisés en « biologie criminelle », alors que le responsable scientifique de l'extermination des Tziganes est le pédo-psychiatre-généticien R. Ritter… Ainsi la « banalité du mal » s'intègre elle aussi sans heurt dans la « normalité psychiatrique » et le « quotidien médical banal » (Alltägliche Medizin).
Chaque hôpital psychiatrique, chaque université, chaque institut de recherche est concerné et participe, qu'un tel degré de collusion ne pouvait pas être « uniquement le fruit de l'égarement de quelques individus, mais qu'il avait pour origine des défaillances de la psychiatrie (…) elle-même » (Benno Müller-Hill). La dictature politique seule, pas plus que la psychopathologie de tel ou tel, ne suffisent à expliquer tout ce qu'ont fait les psychiatres, médecins et chercheurs. Si le crime a été possible, c’est que la science psychiatrique l’a rendu possible, par une lente dérive remontant bien avant l’apparition du nazisme…
2.1. L’eugénisme (Eugenik) ou « hygiène raciale » (Rassenhygiene)
Alfred Ploetz (1860-1940), le fondateur de l'hygiène raciale en Allemagne, définit dès 1895 l’eugénisme comme « la tentative de maintenir l'espèce en bonne santé et de perfectionner ses dispositions héréditaires » (A. Ploetz, Die Tüchtigkeit unserer Rasse und der Schutz der Schwachen, Berlin, 1895). Comme à l’époque la science ne pouvait agir directement sur les variations du matériel génétique, il ne reste à l'eugénisme néo-darwinien que la possibilité d'agir sur l'autre variable de l'évolution : la sélection : il s’agit de contrôler la reproduction afin de sélectionner les variations génétiques qui lui semblent favorables et éliminer avant la fécondation par interdiction de mariage ou stérilisation, ou après la fécondation par avortement, voire infanticide, celles qui lui semblent défavorables. Ainsi l’eugénisme en allemand possède des synonymes comme « Fortpflanzungshygiene » (hygiène de la reproduction), « Erbgesundheitslehre » (étude de la santé héréditaire) ou « Erbpflege » (entretien de l'hérédité).
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Alfred Ploetz |
Rapidement, l’eugénisme devient « militant » (gestion biologique de la société) et se dote d’un programme de recherche scientifique. Peu à peu, les « médecins de l'hérédité » (Erbärzte) se constituent, sur le plan académique en une discipline autonome, consacrée à « l'étude de l'hérédité humaine » (menschliche Erblehre), dont la psychiatrie génétique (Erbpsychiatrie) forme une des branches. Trois disciplines médicales se révèlent particulièrement actives dans le mouvement eugéniste: les hygiénistes, les anthopologues-anatomistes et les psychiatres.
| « Le bon choix d’un époux… ». La « biologisation » des qualités humaines est un des éléments fondamentaux de l’eugénisme et de l’hygiène raciale nazie. De telles affiches largement diffusées devaient contribuer à des unions maritales dans le sens de l’hygiène raciale telle qu’entendue par les idéologues. |
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| L’Allemagne est mise en danger par le nombre trop important des enfants de population de moindre valeur comme les criminels, les asociaux ou les malades mentaux |
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| Affiche expliquant la loi sur le mariage tel que le conçoit l’idéologie nazie, dans le sens de l’hygiène raciale basée sur la biologie |
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| Ce genre de tableau illustrant la politique d’hygiène raciale était très fréquent dans l’Allemagne nazie |
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Dès 1905, Ploetz créé la « Société d'Hygiène Raciale », à laquelle adhèrent rapidement d’éminents psychiatres allemands, comme le professeur Emil Kraepelin de Munich (1908) qui s’inquiète de cette civilisation qui « maintient en vie les inférieurs mentaux et les malades et leur permet le cas échéant de se reproduire » ou le professeur Aloïs Alzheimer (1864-1915). Dans les années 1920 les théories de l’eugénisme font de plus en plus d’adeptes, comme Robert Gaupp (1870-1953), professeur titulaire à l'Université de Tübingen qui recommande de stériliser les criminels récidivistes et les retardés mentaux pour « épurer le peuple de ses éléments inférieurs » et se fait acclamer. Sous la République de Weimar, l'enseignement de l'hygiène raciale se diffuse dans toutes les facultés de médecine allemandes et les psychiatres y apportent leur contribution. Dans le domaine de la recherche, la génétique psychiatrique est exclusivement motivée par des préoccupations eugénistes, comme l’« Institut Allemand de Recherche Psychiatrique » de Munich, centre mondialement réputé fondé en 1917 par Kraepelin et dirigé depuis 1931 par un eugéniste militant, le professeur Ernst Rüdin (1874-1952). Pionnier de l'approche génétique en psychiatrie, avec son étude de 1916 sur l'hérédité de la schizophrénie, ce psychiatre suisse est un des membres fondateurs de la « nouvelle Société d'Hygiène Raciale » de Ploetz, puis membre du comité directeur jusqu'en 1933, date à laquelle il devient président et coéditeur de la revue eugéniste « Archiv für Rassen- und Gesellschafts-Biologie » (ARGB). De même, la psychiatrie asilaire se rallie à l'eugénisme, militant pour associer l'ouverture des asiles à une stérilisation prophylactique.
| Ce genre de tableau illustrant la politique d’hygiène raciale était très fréquent dans l’Allemagne nazie |
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| Ce genre de tableau illustrant la politique d’hygiène raciale était très fréquent dans l’Allemagne nazie |
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Ainsi dès avant 1933 la psychiatrie allemande s'est massivement convertie aux théories eugénistes, et ses tenants, pratiquement tous les psychiatres allemands, ne sont pas tous, et de loin, des nazis convaincus à cette époque : ainsi le célèbre professeur Ernst Kretschmer (1888-1964), militant eugéniste depuis 1919, est un antinazi notoire ; à Hambourg, le professeur Weygandt, membre du parti de gauche DDP, développe un programme eugéniste beaucoup plus radical que la législation nazie ; le psychiatre F. Kallmann, eugéniste convaincu et partisan de stériliser 10% de la population allemande, devra fuir en raison de ses origines juives… En 1933, en Allemagne, il n'y a plus débat sur le principe de l'eugénisme, mais seulement sur ses modalités d'application (stérilisation obligatoire ou volontaire, etc.). A la veille de l’arrivée de Hitler au pouvoir, Ligue de l'Association des Médecins Allemands et le principal syndicat professionnel des médecins réclament au gouvernement une loi de stérilisation…
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Ernst Kretschmer, militant eugéniste, mais antinazi |
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