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Esterwegen et les camps de l’Emsland

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5. Témoignages

Le camp, par W Langhoff
Le chant des marais
Vie quotidienne par Robert Legros

5.3. Vie quotidienne par Robert Legros

« Les raids d’avions sont de plus en plus fréquents (sur Bochum). Nous voyons par notre fenêtre des quadrimoteurs qui passent en masse. Un moment après leur passage on entend le bruit du bombardement. Les vitres du hall central de la prison vibrent avec bruit, au point que l’on s’attend à les entendre se briser. Très souvent, le bombardement apparaît comme un formidable bruit unique, comme si tous les avions s’étaient donné le mot pour lâcher leurs bombes en même temps. Puis nous voyons les avions repasser, éclairés par les projecteurs de la défense passive. Les geôliers ouvrent les portes des cellules en cas d’alerte et font descendre les détenus dans les caves. Philippe et moi avons toujours préféré rester dans notre cellule.

En avril 1943, on nous sépare et je suis placé dans une cellule très étroite. On échange nos vêtements contre des vêtements de prison, une veste et un pantalon en toile légère sans ceinture, un bonnet en toile (Mütze) de forme ronde, des sandales. On m’a remis ma valise dans laquelle je retrouve mon rasoir que j’essaye d’utiliser sans savon. Le 10 mai, on nous réunit dans la cour de la prison devant un officier entouré de sous-officiers. L’officier nous explique que nous allons changer de prison. On nous donne à chacun une large portion de pain pour le voyage et on nous charge sur un camion. Le voyage est long, en chemin des paysans nous apportent de la nourriture et des boissons. À la tombée du jour, nous passons à Papenburg près de la Hollande. C’est un pays de marécages et de tourbe. Le voyage se poursuit et à la nuit nous arrivons au camp d’Esterwegen. On nous fait attendre longtemps sur un sol sablonneux, puis on nous fait entrer dans des baraques. Je suis dans la baraque numéro trois. Elle contient une centaine d’hommes, alors qu’elle est construite pour beaucoup moins. Elle se compose d’une grande salle meublée de lits à trois étages, disposés en deux rangées laissant entre elles l’allée qui conduit au fond à une salle plus petite contenant de larges éviers surplombés de robinets. Nous nous y lavons le matin. Un petit local attenant à cette laverie contient un énorme tonneau qui sert de WC commun. Le local des éviers donne accès par une petite porte à une allée qui longe l’ensemble des baraques. À l’avant de celle-ci, donnant sur l’esplanade du camp, un réfectoire meublé de deux rangées de tables, d’un poêle à charbon et de petites armoires suspendues aux murs. Derrière l’esplanade, on aperçoit divers petits bâtiments, parmi lesquels des cachots (Bunker). Au delà des rangées de baraques se trouvent les cuisines et la «Revier» (lazaret). On nous distribue des sabots incommodes et ce qu’ils appellent des chaussettes russes, un simple morceau de tissu qu’il faut enrouler tant bien que mal autour au pied.

Le matin, le gardien entre dans la baraque en vociférant. Il nous montre comment doivent être façonnés les lits dès la sonnerie du réveil. Les matelas et couvertures doivent être rigoureusement alignés et former chacun un parallélépipède parfait, cela en quelques minutes. On sert le déjeuner, tranches de pain noir, souvent moisi, parfois composé de grains non moulus et du « café » noir insipide. Puis c’est l’appel interminable sur l’esplanade. Les prisonniers sont rangés en rangs par quatre devant la baraque. Les geôliers, sous la direction d’un gardien chef qui a été dénommé Cognac par les détenus, parce qu’il porte trois étoiles sur le col de sa veste, comptent chacun les prisonniers et comparent leurs résultats qui ne coïncident pas la plupart du temps, puis on recommence à compter, souvent cinq ou six fois de suite pour arriver au résultat définitif après une longue attente, quel que soit le temps qu’il fait dehors. Celui qui bouge ou qui parle pendant cette opération reçoit un coup de matraque. Finalement, l’appel s’achève et on rentre dans la baraque. Les baraques sont chacune surveillées par un prisonnier chef de baraque, qui généralement est encore plus brutal que les geôliers allemands.

Au début, nous pouvions nous promener librement dans le camp dans une aire limitée, mais très rapidement la discipline s’est accrue et il fut interdit de sortir des baraques, sauf pour le service.

Un jour, on annonce la visite d’une délégation étrangère au camp. La discipline se relâche brusquement et nous pouvons de nouveau nous promener dans le camp. La nourriture s’améliore sérieusement et devient plus abondante. La commission passe et questionne au hasard certains détenus qui ne se gênent pas pour se plaindre des mauvais traitements qu’ils subissent et de l’insuffisance de la nourriture. À l’occasion de cette liberté, j’ai rencontré dans le camp Volkerick, assistant du professeur Chargois à l’Université de Bruxelles, Hubert de Hemptine, mon ancien voisin de cellule, Regibeau et Mathieux qui cherchent à former pour l’après-guerre, une amicale des prisonniers politiques d’Esterwegen. Je refuse d’y adhérer, préférant m’associer à une confédération générale des prisonniers politiques si celle-ci se réalise un jour. C’est ce que j’ai fait à mon retour de captivité. Mais cette confédération, un moment présidée par Lucien Jansen, est par la suite devenue un groupement à tendances communistes et j’ai donné ma démission.

Un poste récepteur devrait pouvoir se réaliser grâce à un écouteur que possède un détenu nouvellement arrivé, mais les autres éléments nécessaires manquent.

Après quelques jours de cette liberté relative, la discipline devient brusquement beaucoup plus sévère. Interdiction absolue de sortir des baraques, sous peine de sanctions sévères, sauf pour aller au travail. Une baraque est réservée au travail des douilles, qui consiste à trier des douilles selon le métal dont elles sont faites, une autre au travail des condensateurs, qui consiste à séparer le papier et les bandes métalliques qui les constituent. On s’y occupe également de nouer ensemble des bouts de ficelles pour les mettre en pelotes. Un voisin me confectionne un gilet à l’aide des bandes de papier tressées, pour me protéger du froid. Ce vêtement m’est rapidement confisqué lors d’une fouille. Ces fouilles sont fréquentes dans les prisons et les camps. J’en ai subi de nombreuses, tant en Belgique qu’en Allemagne, mais les allemands heureusement ne sont pas très habiles et la plupart du temps je parviens à sauver ce que je porte sur moi, notamment mon canif auquel je tiens parce qu’il m’est très utile.

Il y a cependant un moyen que j’ai découvert pour se promener impunément dans le camp, en dépit de l’interdiction sévère. Il suffit de sortir à quatre ou cinq, un des détenus prenant le commandement marque le pas cadencé (ein, zwei) et on passe partout sans être inquiété. Je parviens malgré tout, en sortant par la porte arrière de la baraque, à me rendre à la feuillée proche de celle-ci, évitant ainsi l’usage de l’abominable tonneau. Si on demande du papier hygiénique au gardien, il vous apporte quelques morceaux de ficelle en papier que vous devez dérouler. Encore faut-il qu’il soit de bonne humeur ce jour-là.

Un jour, le médecin du camp vient dans notre baraque passer en revue les détenus. Je suis désigné pour le Revier. Je lui dis que je ne suis pas malade. Il me désigne les pieds qui sont gonflés par l’œdème de carence. Le Revier est chauffé, pas pour longtemps. Je me trouve dans un lit assez confortable, obligé de rester couché, mais le lit est infesté de punaises. Elles se réfugient le jour dans les interstices du lit métallique et sortent la nuit. Je les sens courir sur la peau, mais je n’ai jamais été piqué. J’ai décidément un sang impropre à la consommation par les punaises et les puces. En effet, lors de mon périple en France, après la capitulation belge, j’ai dormi dans des fermes sur la paille infestée de punaises sans jamais être piqué. C’est une chance dans ma situation présente.

Les blessés sont soignés à l’aide d’un médicament liquide appelé penthoton, de couleur jaune clair qui semble être un désinfectant puissant. Les pansements sont en papier. Les patients souffrant de dysenterie reçoivent chaque jour une cuillerée à soupe de charbon actif en poudre. Le gardien, que l’on a nommé « le fou » vient souvent au Revier qu’il semble avoir spécialement dans ses attributions. Il prétend parfois faire lui-même les piqûres intraveineuses au détriment du patient.

Je fais la connaissance de M. Schmidt, bourgmestre de Schaerbeek qui se trouve dans le dernier lit de ma rangée. C’est un homme très jovial qui remonte le moral de ses voisins. Son voisin immédiat est le père Damien. Le docteur De Backer, qui est arrivé avec nous de Bochum, dirige les soins du Revier. Il sera décapité à Wolfenbüttel. Deux détenus jouent le rôle d’infirmiers. L’un de ceux-ci m’en veut, je ne sais pourquoi. À un certain moment, j’ai pour voisin de lit Adolphe l’Heureux. Pendant mon séjour dans cette clinique est arrivé le docteur Bertiaux et quelques prisonniers venant de Bochum. Ils avaient été blessés lors d’un bombardement de la prison. Ils ont été évacués pour cette raison. L’un d’eux qui devient mon voisin de lit, me raconte que le bout de l’aile de la prison de Bochum où se trouvait la cellule que nous occupions Philippe et moi, a été détruit par le bombardement. Nouvelle manifestation de la chance qui ne m’a jamais quittée et qui récompense cette fois mon refus de travailler pour la guerre.

En clinique nous sommes régulièrement pesés. En dépit de l’œdème qui atteint le bassin, je ne pèse plus que 46 kilos. Le croup, la diphtérie et la dysenterie règnent dans le Revier. J’assiste le docteur Bertiaux qui est atteint de diphtérie. Il en est mort très rapidement. Joseph Austraete en est atteint également mais il en sort. Il souffre énormément de la faim.

Un jour, il est question de renvoyer dans leur baraque les patients qui sont guéris. L’infirmier pèse les détenus et accuse pour moi 48 kilos afin de me faire sortir du Revier, alors que je ne pouvais qu’avoir maigri depuis la pesée précédente, en raison d’une nourriture de plus en plus insuffisante. La maigreur est telle que lorsqu’on veut me faire une piqûre intramusculaire à la cuisse, je sens le bout de l’aiguille heurter l’os. Je suis donc sortant et je retourne en baraque. On attend de nouveaux convois de prisonniers et j’espère toujours retrouver mon père. Nous sommes chargés de remplir de paille les matelas qui doivent meubler la baraque numéro 4, réservée à de nouveaux arrivants.

Un soir, après le couvre-feu, un contingent de détenus arrive dans notre baraque. J’entends une voix claire qui dit : « L’abbé Froidure vous salue ». Mon père est avec lui et vient s’installer dans le lit contigu au mien, au troisième niveau. Je suis bien heureux de le retrouver en aussi bonne santé que possible. Il a un moral de fer. C’est lui qui se charge de partager les maigres portions que l’on dépose sur la table du réfectoire où nous sommes 17. C’est une tâche de haute précision et il acquiert la confiance de tous. De nouvelles recrues arrivent périodiquement dans notre baraque qui est déjà surpeuplée. J’entreprends de longues conversations avec l’abbé Froidure qui est à notre table au réfectoire. Nous discutons aimablement d’apologétique. Il me déclare que j’ai toujours des arguments inattendus pour répondre à ses thèses. C’est un homme très cultivé et aux idées très larges. À notre table s’est trouvé le bâtonnier Janson qui nous raconte son procès, disant notamment qu’il avait confié tous ses secrets à l’avocat allemand qui le défendait au tribunal. Il dit que l’on peut compter sur le secret professionnel entre collègues. Il a été condamné à mort et je l’ai vu partir pour son destin tragique.

Il règne dans cette baraque un vent de rancœur, de jalousie, de haine même entre certains détenus. Des vols de nourriture se constatent entre détenus. Tout ce monde s’énerve. Il se produit une scission dans cette population concentrationnaire. D’une part une mentalité basse, hargneuse, animale et vile, d’autre part des esprits sublimés capables de tous les sacrifices pour aider leur prochain. Entre ces deux groupes, rien. C’est dans ces conditions que je suis amené à intervenir lors de bagarres qui se produisent fréquemment entre prisonniers, pour les exhorter à la sagesse, au calme et à la patience, basant mon discours sur les évangiles que j’ai eu le loisir de lire à la citadelle de Liège. Je réussis ainsi à ramener un peu de calme. Ce sont surtout les prisonniers politiques communistes qui sèment la discorde. Pour eux, ils ne s’en cachent pas, ils se sont battus, non pour défendre les libertés et la dignité humaine, mais pour le communisme, pour Moscou.

Un début d’incendie a ravagé une partie du Revier. Du plomb fondu a coulé de la toiture et on trouve du soufre à l’infirmerie. Dans le foyer du poêle de la baraque, on fabrique de la galène, ce qui permet de réaliser le récepteur attendu. On scie la descente de paratonnerre d’une baraque. La partie supérieure sert d’antenne, la partie inférieure de terre. Dès lors, on écoute chaque jour les nouvelles de la guerre. Celles-ci sont colportées dans toutes les baraques. J’obtiens une permission spéciale pour me promener une heure chaque jour avec mon père autour de notre baraque. Puis mon père, qui n’est pas en très bonne santé, est admis au Revier. Le fou qui l’a pris en amitié, sait-on pourquoi, m’autorise à rendre visite à mon père et facilite même ces sorties prohibées.

Un jour, on nous réunit sur l’esplanade et le chef du camp nous annonce que, par mesure d’hygiène, nos cheveux seront rasés. Mon père était coiffé en brosse, j’emprunte des ciseaux et un peigne à un codétenu, De Coster, un brasseur d’Uccle et je m’applique à raccourcir les cheveux de mon père en maintenant cependant au mieux son aspect de coiffure en brosse. Le gardien Cognac s’aperçoit de la chose et jette ciseaux et peigne par la fenêtre. Un moment plus tard, je récupère ces objets et les restitue à leur propriétaire. Cependant, je n’ai pas évité, comme je l’avais espéré, le passage à la tondeuse de mon père. Nous sommes donc tous tondus ras. Toujours par mesure d’hygiène, on enlève nos draps, couvertures et linge de corps, que l’on place dans d’énormes étuves, apportées à cet effet, dans lesquelles on fait circuler de la vapeur, afin d’exterminer la vermine. Quand on m’a remis ma chemise ainsi désinfectée, elle était remplie de poux bien vivants, que j’ai dû éliminer unité par unité.

Le notaire Dehem de Verviers est un poète. Il nous récite des vers et nous chante des mélodies. Il enregistre des contrats d’assurance pour ses compagnons d’infortune et cache ces projets dans ses sandales. La plupart des prisonniers échangent entre eux des recettes de cuisine. Cela devient une obsession. Ainsi s’écoule la vie dans les camps.

L’abbé Froidure a écrit un livre sur l’enfer du bagne d’Esterwegen où il décrit les horreurs de ce camp. Mais, eu égard aux autres camps de concentration allemands, ce camp a été très doux. On voyait bien cependant passer tous les deux ou trois jours une civière évacuant un mort, mais c’était tellement peu de chose par rapport à ce que nous avons appris de la vie des camps de la mort lorsque nous sommes rentrés de captivité.

Extrait des mémoires de Robert Legros, prisonnier à Esterwegen.
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